
The Zhitong's Project
Comment Zhitong Yu aborde son travail de création ?
Chimères et hybrides : ce qui est distinct, ce qui fusionne, ce qui s’affirme comme nouvelle forme
Zhitong Yu, nous parle de son travail, de ses objectifs, lors d'une discussion que nous avons eu et en réponse à la question : Pourquoi tant de chimères ?
La chimère et l’hybride, l’identité des parties et du tout
"Dans mon travail, il y a toujours des figures de chimères animales, de créatures hybrides.
Celles-ci proviennent de mes influences culturelles et sont devenues mon sujet artistique de prédilection.
J’aimerais, dans le cadre d’une thèse en art, explorer plus profondément les processus qui mènent à créer et à comprendre ce qui s’apparente à de la nouveauté dans un processus de création qui, par définition, est fondamentalement nouveau. Les créatures chimériques et hybrides gardent en elles les marques identitaires des êtres qui sont à leur origine et ainsi, leur part élémentaire, ce qui est séparé en elle, s’affirme. C’est par exemple le cas du centaure, dont on distingue la partie humaine et la partie équine, ces deux parties de ne mélangent pas, elles sont comme « collées ». La double identité de ses constituants est reconnaissable car ses deux parties sont bien distinctes l’une de l’autre.

Chimères et hybrides comme médiums artistiques
L’analogie entre les figures chimériques et les techniques de cadavre exquis surréaliste ou encore de collage, me semble intéressante car bien que les éléments apparaissent distinctement les uns par rapport aux autres, naît un ensemble qui fonctionne en tant qu’unité, en tant que nouvel élément, en tant que forme unifiée. J’aimerais pousser, dans ma pratique, ce qui soulève l’interrogation à propos de la nature de ce qui est créé, questionner les gestes de rapprochement d’éléments disparates mais aussi l’esprit qui accepte que cette apparence disparate ne soit pas un frein à la compréhension d’une forme cohérente, en tant qu’elle devient un ensemble fonctionnant comme un tout.
L’hybridation comme base de construction culturelle
L’effet de télescopage que le rapprochement de formes (biologiques, animales et humaines) produit dans l’esprit humain m’intéresse. Le va et vient que l’esprit opère entre la compréhension d’éléments aux origines distinctes et la compréhension d’une forme globale, nouvelle, fantastique, étrange, est aussi forte dans l’imagination (qui associe ces formes à des éléments culturels, abstraits, expérientiels, d’ordre personnel et collectif à la fois). L’histoire par exemple en tant que discipline scientifique, collecte et rassemble des informations qui permettent de penser les faits et les événements passés comme s’ils étaient séparés les uns des autres. Mais en les inscrivant dans un continuum historique, l’Histoire est unifié, cohérente, constituée d'une suite de moments séparés et indépendants les uns des autres, qui s'enchainent avec cohérence.
L’hybridation, quant à elle, produit une forme dont on ne peut plus distinguer la part de tel ou tel élément qui entrerait dans sa composition. Pourtant, l’on peut reconnaître certaines caractéristiques présentes à l’état latent ou diffus.
L’hybride et la chimère comme lieux communs des subjectivités collectives et affirmation du « vrai »
La notion d’échelle est centrale dans mon questionnement car ce qui est visible n’est pas forcément visuel. Les micro-événements, les particules semblent évoluer dans un monde hors du monde (alors que ce n’est pas le cas). Mes hybrides et chimères, par leur nature, convoquent un univers fantasmatique, fantasmagorique, fantastique, imaginaire, surréaliste.
Ces figures n’ont pas de signification religieuse, mais il est impossible de faire abstraction du fait que la spiritualité asiatique et l’animisme oriental, ne font pas partie de ma culture, et donc de ma façon de voir et de penser le monde. Dans les cultures traditionnelles des pays orientaux, par exemple en Chine ou au Japon, les gens croient que tout devrait être respecté car une tout aurait une âme.
La globalisation de comportements associés à des valeurs morales vues de manière positive pourrait ressembler à une mesure inventée par des dominateurs afin de standardiser le comportement des individus, pour «mettre fin à la criminalité », pour gouverner plus aisément et asseoir leur pouvoir sur un territoire toujours plus grand. Cela fonctionne si les individus partagent des notions communes comme la valeur de ce qui est bien ou mal, vrai ou faux, la crainte de l’inconnu, la reconnaissance du commun et le rejet de ce qui fait figure de monstre.
Un jour, j'ai demandé à un ami français de m'aider à trouver et à traduire des noms en français pour mes chimères. Durant le processus, il a senti que ces chimères étaient une partie de lui-même. Il pouvait voir, plus ou moins, sa propre ombre dans ces chimères.
Je suis content qu'il ait eu cette réaction, c'est exactement ce que je souhaite provoquer.
Ces chimères n'existent pas seules, en dehors de nous, et il est impossible d’en observer les limites.
Lorsque l’on observe une chimère, on ressent une sorte de résonance entre l’image (qui n’est pas simplement visuelle) et soi-même. Une relation s’établit avec elle et une unité est constituée (unité dont nous faisons partie). Elles sont nous-mêmes et notre reflet dans le monde spirituel.
De potentielles qualités satyriques
Je ne souhaite pas créer des monstres pour faire peur aux gens ni pour leur laisser penser que de telles créatures sont là, tapies dans l’ombre. Et d’ailleurs, la monstruosité prend les apparences les plus banales et familières qui soient (Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal).
Ces créatures hybrides et chimériques animales sont empruntes d’ironie, d’humour et surtout, elles sont souvent métaphoriques.
Je tente de provoquer chez le spectateur un sentiment d’étrangeté, d’inconnu, de non reconnaissance de l’espace et du temps dans lesquels ces scènes s’inscrivent. Ainsi, je souhaite l’amener à réfléchir sur des questions éthiques, psychologiques, politiques et philosophiques actuelles.
J’utilise pour cela des associations spontanées que les gens font en voyant différentes figures animales. Les individus, quelles que soient la culture dont il sont issus et l’origine qui est la leur, ont vu des animaux, des images d’animaux, des films avec des animaux, connaissent des histoires, des mythes, des légendes avec des animaux. Les associations d’idées sont nombreuses et variées. Les interprétations et leur lien avec le contexte culturel m’intéressent et je cherche à les isoler afin de pouvoir en user le plus possible.
Mon processus de création
J’ai commencé par effectuer des collages, de façon traditionnelle, avec des sources que j'ai trouvées et coupées dans des magazines. Plus tard, j’ai travaillé directement avec l'édition et la déformation du matériau, pour former un dessin ou une gravure. J'aime agiter la vie quotidienne, brouiller la ligne entre la réalité et la fantaisie, l'homme et l'animal, le ciel et la terre. Je m’inspire de cela. J’apprécie le plaisir passionnant de créer de nouvelles choses en mélangeant des choses disparates pour créer un nouvel ensemble.
Je travaille aussi avec un fil aléatoire tracé sur un papier, sans croquis, ni plan, et puis je cherche l'inspiration dans ces espaces aléatoirement créés, en visualisant les sensations floues issues de mon imagination. Finalement un dessin se transforme en un jeu d'esquisse tracée par un fil. Mon intention est d'expérimenter des agencements, un « tenir-ensemble » d'éléments hétérogènes, où se croisent de nombreux récits que nous aurions à décrypter, où nous aurions à tenter de trouver un sens caché.
Le processus de création oscille donc entre contrôle et non contrôle. L’image est autonome et le dessin me dirige alors que je réalise mon idée qui m’apparaît dans le même temps.
Mon carnet de chimères est comme le journal de ma vie. Je visualise toutes mes inspirations et l’imaginaire qui m'arrivent dans la vie quotidienne. Ils s'articulent autour d’une série d'émotions telles que le désir ou la colère, ainsi que sur ma réception du monde et de ses événements. Je le regarde comme un « carnet d'acteurs » et je voudrais utiliser ces « acteurs » pour former une nouvelle scènes. Mais ces chimères et scènes aux univers fantastiques, oniriques, étranges que j'ai créées me sont étrangères aussi. Puis les scènes composées par les acteurs-chimères peuvent composer un film non-stop qui m’accompagne dans la vie. Un film incroyablement réel et éternel, comme mon reflet dans le monde spirituel, et je continue à vivre dans l'image.
Pour développer mon projet
J’aimerais trouver des « lieux communs » émotionnels avec des inconnus. J'inviterai donc des inconnus, sur Internet, à me raconter une de leur expérience ou une histoire personnelle qui me conduira à chercher des sentiments et des souvenirs enfouis sans lien apparent avec la narration de l'étranger. Je créerai, à partir de cette matière hétérogène, des hybrides et des
chimères. Les monstres créés de cette façon auront quelque chose à voir avec le narrateur, mais en même temps, ils auront quelque chose de mes sentiments. Ils seront le produit de notre communauté émotionnelle, des sortes de mythes.
J'aimerais continuer à explorer des procédés de création expérimentaux afin de développer ma pratique. Pour le moment, je dirige mon esprit par le dessin. Mais j’aimerais développer mon travail de manière plus diversifiée, avec des performances, des dessins-animés, des techniques mixtes (la couture par exemple), qui pourraient me conduire vers d’autres domaines d’expérience de l’hybridation."
Propos recueillis le 10/02/2021, pour Art Mouvement Galerie